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RÉVOLTE DU 2 FÉVRIER 1857 À L'INSTITUT SILLIG


Parmi les papiers concernant la vie de l'Institut Bellerive, Mme Jeannine Sillig, fille d'Édouard 3, détient un texte en anglais datant de la deuxième moitié du XIXème et émanant d'un ancien élève de l'Institut. Ce document de 7 pages, dont une est incomplète, raconte un épisode incroyable de 1857 qui s'est déroulé à l'institut. En voici la traduction complète. 
Il faut relever que le texte ne comporte aucun nom de personnes. Pour le directeur, l'auteur se contente de mettre "Mr" suivi d'un blanc; pour les élèves impliqués, il indique simplement une lettre "A.", "B." ou "C.", sans qu'il soit possible de savoir s'il s'agit de l'initiale de l'élève incriminé. 




2 FÉVRIER 1857

Une histoire absolument véridique m'est revenue récemment à l'esprit à l'occasion d'une rencontre avec un ancien camarade d'école, tout comme moi concerné par le drame évoqué plus loin. 

En cette année 1857, j'étais âgé de 12 ans et comptais au nombre des cent-vingt garçons de diverses nationalités, en majorité des Anglais et des Américains, élèves d'une célèbre école étrangère. Les garçons anglais étaient, en règle générale, mieux éduqués et plus dociles que les Américains, dont beaucoup avaient été élevés dans les états esclavagistes et avaient de toute évidence un sens aigu de leur propre importance, et étaient fortement rétifs à toute forme de contrainte. 
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Ces garçons étaient source de troubles considérables pour le Directeur de l'école, mais son équité, sa fermeté et sa gentillesse en avaient toujours invariablement fait des types bien et honnêtes. Il avait par contre de grandes difficultés avec ses maîtres, qui étaient souvent tyranniques et sévères, ce qui suscitait une forte irritation chez les élèves plus âgés. Le Directeur était souvent appelé à intervenir, ce qu'il ne manquait pas de faire, mais avec pour seule conséquence de rendre ses maîtres subordonnés plus sévères et injustes. 

Je ne me souviens plus comment cela est arrivé, mais il est certain que les doléances ont été discutées et évoquées avec d'autres élèves non-membress de l'école. L'un d'eux, un ancien d'Eton logeant dans le voisinage, qui n'éprouvait aucune hostilité à l'encontre de l'école, parla de plusieurs révoltes qui s'étaient produites dans des écoles en Amérique et en Angleterre. 
L'un des garçons fut si profondément excité par l'idée d'une révolte qu'il constitua un comité secret et commença les préparatifs. Il s'y prit très bien, puisqu'en trois semaines environ il mit au point tous les arrangements imaginables pour une révolte. Le Directeur eut bien vent d'une explosion possible, mais il en écarta l'éventualité, et l'idée l'amusa plus qu'elle ne l'alarma. 

Le 2 février 1857, le Directeur reçut le «cahier de doléances» suivant, signé par environ soixante des cent-vingt élèves. 

1. «Nous soussignés vous prions de signer ce papier, qui constitue votre engagement à nous octroyer les conditions qui suivent, car il y a maintenant tellement de règles que nous ne supportons plus et nous vous prions de nous décharger de celles qui apparaissent le plus déraisonnables. Si vous nous accordez tout ce que nous vous demandons, nous nous comporterons correctement, et nous sommes certains que vous admettrez, après une période d'essai, que cet accord sera plus agréable à la fois pour vous et pour nous. Si vous avez quelque objection à la manière dont nous prévoyons de répartir les logements, il vous suffit de le mentionner et nous le prendrons en considération. 

2. Première requête: nous vous prions en tout premier lieu de ne pas nous traiter de telle manière que nous soyons amenés à nous parjurer si nous désobéissons à l'une de vos règles; de ce fait, nous demandons à ne Plus être appelés nommément un par un pour promettre de respecter chacune des nombreuses règles de la maison. (La coutume de l'école était de lire chaque matin les règles de l'école et de demander à chaque garçon individuellement s'il voulait les respecter.) 

3. Deuxième requête: Nous souhaitons également avoir congé chaque samedi lorsque le temps le permet. Mais ce congé hebdomadaire ne doit pas servir de prétexte pour qu'on nous refuse un autre congé que nous pourrions demander un autre jour pour une occasion extraordinaire. 

4. Troisième requête: Nous ne serons plus placés en retenue pour quelque raison que ce soit et le Directeur devrait avoir seul le droit de nous mettre aux arrêts. 

5. Quatrième requête: Vous devez prendre connaissance des notes attribuées, afin que les élèves puissent présenter leur défense s'ils considèrent qu'ils ont été notés d'une manière injuste. 

6. Cinquième requête: Nous souhaitons que vous supprimiez la retenue de 50 centimes sur l'argent de poche pour l'élève qui est collé. 

7. Sixième, requête: Qui que ce soit qui arrive en retard pour le repas n'a pas à être privé d'une partie dudit repas. 

8. Septième requête: Ceux d'entre nous qui sont déjà éduqués et qui se comportent bien n'ont pas à être traités de la même manière que les jeunes garçons; pour cela, nous devons être séparés en deux divisions, . les plus jeunes devant vivre dans la maison de Mr. , alors que la maison de Mr. demeurerait, comme aujourd'hui, destinée aux garçons plus âgés. 

9. Huitième requête: Nous vous demandons également de ne plus exclure les élèves compris dans la première des divisions proposées [les plus grands], sauf en cas de tricherie ou d'autre faute grave. Les élèves de la première division ont le droit de sortir après souper s'ils le désirent. 

10. Neuvième requête: De la même manière, nous vous demandons d'autoriser la première division à rester à la maison le samedi au lieu de participer à des excursions avec les autres garçons, et que ceux qui restent ne soient pas tenus de travailler.» 

Comme cette communication ne suscita aucune réponse, les meneurs firent savoir aux signataires de la pétition que le moment d'agir était venu et, pendant que les maîtres tenaient leur conférence habituelle avant le début des leçons, les élèves mécontents occupèrent la salle de classe située à l'écart du bâtiment principal de l'école, une petite maison de deux étages et d'un grenier. Le grenier était utilisé comme débarras pour de vieux cartons, des coffres, etc. 
On atteignait le premier étage par un escalier étroit. Le grenier fut envahi et la cage d'escalier remplie entièrement avec des boîtes et de vieilles chaises, de manière à bloquer complètement la porte extérieure et à rendre l'accès au bâtiment possible uniquement par les fenêtres du premier étage. 
A l'arrière de cette maison courait une petite rivière, (l'Oyonne, NDLR) alors que le devant donnait sur les jardins de l'école. 
Lorsque les maîtres revinrent de leur conférence; les soixante garçons étaient solidement installés, les leaders masqués, certains armés de lourds gourdins, d'autres avec des pistolets ou des hachettes. Des provisions avaient été emmagasinées, et la communication avec le monde extérieur était assuré par la fenêtre arrière donnant sur la rivière. Le temps était extrêmement froid et chaque garçon avait été prié de se munir d'un manteau, vu que les meneurs prévoyaient un long siège. 
La première action entreprise fut de percer un trou dans le toit du bâtiment, afin de pouvoir installer un mât auquel fut fixé un drapeau rouge. Le drapeau portait un crâne et des os entrecroisés, surmontant l'inscription «Liberté et Justice ». 

Le rapport ci-dessous, écrit à cette époque, donne une idée de la suite des événements. 

RAPPORT D'ENQUÊTE SUR LA RÉVOLTE DU 2 FÉVRIER 1857 

Différents signes d'insubordination provenant de certains des élèves les plus âgés dans le courant du mois de janvier n'avaient guère préoccupé Mr. , dans la mesure où la majorité des élèves travaillaient très bien. Par ailleurs, le temps hivernal froid et sec avait permis de nombreux amusements à l'extérieur; la dernière semaine, en particulier; ayant vu de nombreux passe-temps, des sorties en patins et en traîneau ayant eu lieu presque chaque jour. C'est donc avec un sentiment de pénible étonnement que Mr. reçut, lundi 2 février après les prières du matin, un paquet contenant les documents no 1 et 2 déjà cités. Et, peu après, l'information fut transmise que ceux qui avaient signé l'envoi s'étaient barricadés dans un bâtiment appelé «La petite maison » [en français dans le texte] et refusaient absolument d'obéir aux maîtres. En fait, il apprit bientôt qu'une révolte avait éclaté et que les insurgés avaient hissé un drapeau portant, sur fond rouge, une tête de mort et des os entrecroisés au-dessus des mots «Liberté et justice" en blanc, qu'ils s'étaient barricadés et armés de bâtons, de pierres et de pistolets, qu'ils dissimulaient leur visage sous des masques et demandaient à hauts cris une réponse à leur pétition. 
Toutes les réprimandes s'avérèrent vaines et, après quelques tentatives infructueuses d'intimidation, on sortit la pompe à incendie et de l'eau fut déversée par chaque orifice. Toutefois, les assiégés parvinrent à fermer les volets et cette tentative échoua. Mr. , craignant une publicité scandaleuse et le risque de conséquences désastreuses pour bon nombre d'enfants naïfs enfermés avec les autres, accepta d'organiser une conférence et enjoignit à 10 des garçons les plus âgés de descendre, leur promettant qu'ils pourraient regagner leur abri sans être molestés. Ils reçurent de sa part une réPonse énergique ainsi qu'une déclaration quant aux mesures qu'il entendait prendre pour les réduire à soumission complète. 

Puis ils regagnèrent leurs quartiers, Mr. sur leurs talons. Il entra avec eux et parvint aisément à leur insPirer une crainte terrible. Le désarmement fut immédiat, les barricades furent détruites et l'appartement vidé de tout son contenu. Les meneurs furent enfermés dans la prison commune, et les plus jeunes garçons, qui avaient évidemment été entraînés par leurs perfides camarades, furent laissés en liberté. 
Le lendemain, une enquête serrée fut mise sur pied, dont la suite est un résumé. 

"En décembre déjà, A. et B. , en contact avec un jeune Américain logeant en ville qui avait été recommandé à Mr. , s'étaient plaints du manque de liberté dans l'école. Il leur raconta des histoires de révoltes s'étant produites dans d'autres pays et l'idée fut reprise, en particulier par B. qui la communiqua aux autres. B. fit tant et si bien qu'il n'éveilla aucun soupçon, mais il travailla avec une grande efficacité, surtout à partir du 24 janvier, gagnant à sa cause écolier après écolier: Avec C., il y réussit particulièrement bien, puisqu'il s'agissait de l'un des meilleurs i garçons de l'école et que tout le monde l'appréciait. Les règles furent élaborées et approuvées, les signatures récoltées, et l'on lança une souscription pour acheter des provisions. Des fausses clés furent confectionnées, qui permirent de forcer la réserve et d y prendre des provisions. A. , qui devait quitter l'école le lundi, resta pour pouvoir participer à la grève, et introduisit plusieurs objets dangereux dans le bâtiment. C. à lui seul confectionna le drapeau. Durant toute l'affaire, ils furent épaulés par un ancien d'Eton à qui l'on avait interdit d'approcher des locaux et de communiquer avec les élèves de l'école. Le 1er février, A., B. et C. tinrent leur dernière réunion et obtinrent un grand nombre de signatures de garçons à qui on déclara qu'il s'agissait d'obtenir un congé. Mais tous furent conviés à se présenter dans la "Petite Maison» le lendemain matin, munis chacun d'une bougie, d'un manteau et d'un gourdin. L'ordre fut exécuté et, le lendemain matin, ils furent nombreux à venir avec leurs [ texte manquant ] La maison fut barricadée et l'entrée [ texte manquant ] ouvert avec une hachette. Du vin... [texte manquant]... les pistolets furent répartis... [ texte manquant ] donne seulement une faible idée de ce qui se passa pendant les six heures durant lesquelles les garçons tinrent le siège. Des efforts désespérés furent faits pour prendre le drapeau, ainsi que pour prendre la place d'assaut par l'arrière. On était allé chercher des échelles, mais les assaillants qui les utilisèrent furent rapidement jetés dans la rivière, où nombreux furent contusionnés et blessés. Les fenêtres furent brisées à coups de pierres, la lance à incendie mise en batterie et l'intérieur de la salle connut un déluge d'eau qui gelait à peine tombée. 
Entre-temps, la nouvelle de cette révolte s'était répandue dans la ville adjacente. Une foule importante s'était assemblée pour vivre l'attraction, mais les assiégés tinrent bon en dépit du froid. Ce n'est que vers 4h de l'après-midi que la délégation de 10 garçons descendit l'échelle du premier étage et tint conférence avec le Directeur: Les 50 autres étaient dans un triste état. Ils étaient serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud mutuellement. Les provisions manquaient, les meneurs n'ayant aucune idée de la quantité de nourriture nécessaire pour nourrir soixante garçons affamés qui avaient commencé la journée seulement avec du café et du pain sec. 
A 4h30, les meneurs remontèrent l'échelle vers la fenêtre du premier étage et, à cause de l'obscurité qui commençait à tomber; ils ne remarquèrent pas qu'ils étaient suivis par le Directeur et Plusieurs autres personnes. Le Directeur sauta dans la pièce d'un bond, coucha à terre trois ou quatre des garçons les plus proches à coups de poings, saisit gourdins et Pistolets aux autres et maîtrisa toute la bande en une seconde. En fait, tout était fini et les garçons étaient vaincus. 
Puis suivit la scène la plus humiliante: chaque garçon descendit l'échelle un par un, quatre maîtres les maintenant fermement pour sortir par la fenêtre alors que les Directeurs et les autres professeurs les réceptionnaient en bas. La foule, comptant plusieurs centaines de personnes, huait et riait de la misérable condition des révoltés. Quelques garçons plus hardis que les autres montrèrent les signes d'impertinence durant leur descente, mais seulement pour être jetés à terré par le poing du Directeur fou furieux. De nombreux garçons furent exclus, et ce n'est qu'après plusieurs semaines que les autres furent à nouveau autorisés à se mêler à leurs camarades. » 

Auteur inconnu 
Traduction de l'anglais de Jeanine Sillig

Ce texte n'est pas signé mais doit émaner d'un des protagonistes de l'affaire, certainement d'un de ceux qui n'avaient pas une responsabilité importante et qui a donc dû échapper à l'exclusion. Il mélange ses propres souvenirs avec un texte écrit (par lui ?) à l'époque et des extraits du rapport final de l'enquête interne. Il serait intéressant de savoir si cette enquête est toujours disponible quelque part. 


Édité le mercredi 20 juin 2012

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